Pour Bernard Cousinier

Gérard Durozoi, 2017

LA GAZETTE DU BOUDOIR – Nº8 – 8 JUIN 2017

Pour ne pas perdre de temps, partageons sans plus attendre une sorte d’évidence : Bernard Cousinier supporte assez mal le format rectangulaire, pourtant si fréquent lorsqu’il est question des «tableaux» et autres «peintures».

On le voit en conséquence expérimenter toutes sortes de solutions pour rendre dans son travail acceptable ce qui ne peut l’être sans modification : il découpe les angles, soustrait des encoches dans la surface à peindre (ou non), n’accepte le rectangle que sous l’aspect d’un «cadre» enserrant une surface elle-même tronquée, additionne et superpose différents rectangles pour définir un ensemble qui n’en soit plus un, peint en trompe-l’œil divers angles égarant le regard, n’admet comme éventuels volumes que de faux cubes aux faces ou arêtes tronquées…

Une fois mise en route, cette contestation d’une surface où, bien qu’elle soit traditionnelle, il se sentirait à l’étroit et en somme piégé par un postulat qui ne dépend pas de sa décision, ne tarde pas à aller comme de soi : exposées, ses surfaces irrégulières imposent aisément, non seulement leur présence, mais surtout leur rythme, et aussi les échos qui peuvent les unir.

Retenons au moins cette première leçon : la liberté d’un artiste commence par la mise au point des règles de son propre jeu.

Bernard Cousinier, de ce point de vue, est un peu kantien : il sait qu’être libre ne signifie pas opérer n’importe comment, et se distingue de la colombe qui s’imagine qu’elle volerait plus librement si elle n’avait pas à vaincre la résistance de l’air.

En se trouvant assuré de la viabilité de ses surfaces originales par une longue pratique, il peut revenir à des formats plus classiques, rectangulaires donc. C’est pourtant de façon très particulière, puisque les couleurs qu’il y (dis)pose y déterminent des combinaisons de lignes et d’angles ayant, parmi d’autres buts, la capacité de renvoyer le support au statut de fond indifférencié (ou indifférent) tout en esquissant la venue de formes ou de quasi-volumes qui récusent l’aspect quadrangulaire de ce même support.

Réitérant comme en abyme la négation de ce qu’il feint d’accepter, le peintre intègre ainsi dans sa démarche singulière la tradition picturale comme une sorte de cas particulier de ce que peut être la (ou sa) peinture dans sa conception plus générale.

Notons au passage que la durée de son entreprise concernant ce qu’il nomme, en raison de leur aspect, «passeplans», «passefenêtres», «passemurailles» ou «passevolumes» … la distingue de l’usage temporaire qu’a pu faire Franck Stella du Shaped Canvas. Ce dernier n’implique qu’une surface unique, couverte de façon homogène, alors que Cousinier pratique volontiers l’assemblage de surfaces différentes et hétérogènes, proposant des «objets» à mi-chemin entre peinture et volume.

Au projet de Stella, pragmatiquement résumé par la formule «Ce que vous voyez est ce que vous voyez», Cousinier préfère de surcroît un travail produisant souvent des effets chromatiques centrifuges, excédant les limites du «tableau» ou des plans réellement peints : la géométrie est aussi introduction à certains modes d’effusion.

Redite différemment, cette faculté de l’artiste à assimiler dans sa trajectoire ce qui lui était initialement étranger pourrait se comparer, pour sortir de l’histoire de la peinture et en venir à une interprétation plus vaste, à ce qui survint dans l’histoire des systèmes de géométrie.

Dans cette histoire, les conceptions d’Euclide ont longuement été admises comme les seules possibles. Jusqu’à ce que les géométries non-euclidiennes fassent leur apparition au XIX° siècle : Lobatchewski qualifie judicieusement la sienne de «géométrie généralisée», pour signaler que le système euclidien n’en constitue qu’un cas un peu particulier, désormais englobé dans ce qu’il propose. On pourrait semblablement admettre que Bernard Cousinier met au point une «peinture généralisée», relativement à laquelle les réalisations sur format classique constituent un cas particulier, dont la validité demeure sans doute, mais dont le champ lui semble un peu restreint.

Cousinier cependant ne se contente pas de récupérer parfois l‘histoire matérielle de son art; il lui arrive aussi, retrouvant dans son atelier un fragment de travail ancien et abandonné, de l’utiliser pour une composition nouvelle – qu’il s’agisse d’une surface peinte, d’une plaque d’altuglas ou d’une colonne creuse qu’il pourra ajouter à un faux plan.

On peut alors s’étonner que des travaux aussi riches de «souvenirs» aient une apparence tellement  simple. C’est que l’on s’imagine volontiers, naïvement, que l’arrière-fond d’une œuvre doit y transparaître, ou y demeurer de manière encombrante, comme pour susciter un long discours d’explication. Mais les œuvres, si la synthèse qu’elles opèrent est réussie, s’imposent sans parole.

Une énumération des matériaux entrant ici en composition (au sens propre : l’action de poser ensemble – ce que fait exactement Cousinier) pourrait donner naissance à de longs développements, si leur traitement n’était pas de nature à faire oublier leur hétérogénéité originelle. Pour le plaisir d’une liste, allons-y cependant : bois, aluminium, mousse en latex, acrylique, mur peint (un peu), latex, acier, ruban adhésif, porte de glacière…

S’il ne s’agissait, avec un tel outillage, que de lourdement prouver une dextérité dans son usage, ce serait quelque peu décevant. Tel n’est évidemment pas l’enjeu de la démarche : loin de souligner sa compétence, Cousinier se tient comme en retrait de ses œuvres, auxquelles il abandonne très volontiers la tâche de s’imposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire de prouver, alors qu’elles ne sont guère programmables, leur nécessité.

Il faut sans doute préciser la portée de ce mot, désignant cette fois le fait que chaque travail, avec sa rigueur immédiatement perceptible, a de quoi satisfaire aussi bien l’intérêt pour les formes ou la géométrie que la sensibilité. Pour le premier aspect, l’articulation des différents plans, le jeu sur leurs diverses épaisseurs et sur leurs découpes viennent combler l’attente. Quand au second, c’est la couleur qui, en dépit de ce qui semble d’abord être sa discrétion, réserve de multiples surprises à qui prend le temps de regarder sérieusement, c’est-à-dire d’en découvrir la présence et les modes de diffusion dans l’espace.

Négliger un aspect au seul profit de l’autre est bien sûr impossible, tant ils apparaissent étroitement liés – au point que l’on peut s’absorber dans la contemplation d’un plan sans même prendre conscience de la coloration qui attire aussi notre attention, ou à l’inverse, être sensible à une couleur sans nous rendre compte qu’elle couvre une forme particulière.

Il n’y a dans de tels travaux aucune agressivité, puisque chacun va d’une certaine manière de soi, dans la mesure où la combinaison de ses surfaces, retours, plans et contre-plans, volumes réels ou virtuels et contre-volumes, s’effectue sans heurt visible, avec une sorte de mouvement que l’on croirait presque autonome, comme si les différents éléments s’appelaient d’eux-mêmes à collaborer : pure illusion,  ou fiction produite par l’œuvre elle-même, et qui signe sa réussite.

En sorte que nous ne pourrons plus, après avoir savouré comme ils le méritent les travaux de Cousinier, voir comme nous le faisions auparavant une planche ou une toile, une surface métallique ou une plaque de carton (sinon un fragment de ruban adhésif) : nous y percevrons presque malgré nous l’absence de ce qu’un artiste leur ajoute, cette capacité à devenir autre chose qu’un matériau inerte et insignifiant qui les métamorphose en œuvre.

Résumons-nous, par crainte de trop différer la vision : une telle démarche nous invite à redéfinir le plaisir esthétique – c’est celui que nous procure l’élégance d’une solution plastique, par sa précision et sa sûreté, par son caractère imprévisible et par l’excellence qui s’y déploie comme la moindre des politesses.

LA GAZETTE DU BOUDOIR – Nº8 – 8 JUIN 2017