Des tableaux dans des cadres : une (vieille) histoire de peinture

Olivier Delavallade, juillet 2014

Tout mon travail s’est construit à partir du rectangle, du tableau traditionnel – le tableau en tant qu’idée et comme lieu qui reçoit la peinture. Ce rectangle, je l’ai transformé avec l’intention de lui faire perdre de sa qualité centripète. J’ai recherché la dualité : j’ai voulu qu’il soit aussi tourné vers l’extérieur. À la fois dedans et dehors. Cela m’a amené à le transformer en y découpant des parties sur ses côtés latéraux. Le processus a été graduel. Ces coupes, faites de manière dissymétrique, y installent un déséquilibre dans le rectangle, une invite au mouvement.

L’oeuvre de Bernard Cousinier se développe désormais dans une double pratique d’atelier et d’in situ ; l’une nourrissant l’autre et, nous le verrons, réciproquement. À l’H du Siège, il exploite et développe les caractéristiques d’un lieu : la présence, que l’on aurait pu croire incontournable, de piliers et le long développement d’un mur au fond de l’espace.

L’ensemble du dispositif se construit ainsi à partir de piliers que l’on dit généralement porteurs, et qui assurément le sont pour le projet de Bernard Cousinier. Car, en effet, ce qui aurait pu apparaître comme une forte contrainte architecturale, susceptible d’interférer, entre autres, sur la clarté d’un accrochage, devient le support sur lequel l’artiste va se reposer pour construire – du moins, démarrer – l’ensemble de sa proposition. On retrouve donc, ici encore, au coeur du travail de Bernard Cousinier, cette belle idée de l’incorporation de l’architecture à la peinture, avec une oeuvre qui enserre/insère littéralement une architecture qui devient, au propre comme au figuré, pilier de l’oeuvre. C’est donc à partir de ces piliers que sont construits deux grands cadres qui deviennent pour l’artiste de grands tableaux « prêts à être exploités » (sic) : « ils ont du tableau la frontalité et la verticalité et même s’ils ne sont pas accrochés en plein milieu d’un mur, l’épaisse présence physique de leur cadre oblige le regard à se centrer vers l’intérieur ».

Toutefois, ces cadres pourraient également se voir, non pas comme un ajout, mais comme un mur déjà là que l’artiste aurait évidé, mais le mur autour aurait disparu, de sorte qu’il ne resterait plus qu’un cadre, avec son épaisseur et un plan frontal très réduit. Un cadre cependant très dessiné, avec de larges encoches qui viennent façonner son volume en même temps qu’elles concourent fortement à rythmer l’espace tout autour. C’est même à cet endroit que l’art de Bernard Cousinier se développe, dans cette science de la découpe. C’est l’alchimie profonde de tout son oeuvre, son équilibre en même temps que sa dynamique. C’est sa manière à lui de composer et ceux qui connaissent son travail sont toujours sidérés par la justesse de ses compositions et l’assurance de ses constructions autant que la qualité de leur mise en couleurs. Car Bernard Cousinier est peintre, depuis toujours si j’ose dire (il faudrait un jour mettre en regard le travail actuel et les premiers tableaux, on y verrait probablement des relations, je pense à cette toute première toile qui se trouve dans l’atelier et où déjà une
structure de fenêtre apparaît très visiblement).

Simplement, comme à l’H du Siège, il crée (aussi) des peintures en trois dimensions et à l’échelle des lieux et, ce faisant, nous invite à y circuler : non plus un point de vue unique sur le tableau-fenêtre, debout devant, de préférence bien en face, mais des tableaux multiples, à la fois portes et fenêtres, qui renvoient à des arrières plans… d’autres tableaux dans le tableau. Nous sommes invités à circuler afin, non seulement de multiplier les points de vue, mais surtout parce que nous sommes seuls en mesure d’activer le dispositif pictural par notre
déplacement et la circulation tant de notre corps que de notre regard. Et, ce faisant, de spectateurs-mouvants nous devenons spectateurs-motifs…Ce jeu n’est pas pour déplaire à Bernard Cousinier qui aime jouer, avec les mots, le monde, les autres, les lieux, ses oeuvres… et pour notre plus grand plaisir ! Et son jeu favori est de fabriquer d’importants dispositifs picturaux, de machines à voir autant qu’à regarder, c’est-à-dire un jeu qui consiste à produire une action du regard et, ce faisant, un espace à la fois physique et mental (probablement afin
que le jeu soit le plus complet possible).

Sur le mur du fond, un ensemble de peintures recouvre l’entièreté du long mur : « les muraux se développent comme on déroulerait un tapis. Je pars d’une division en rectangles de toute la surface, crée une partition dictée par la configuration du support, puis comme dans une page d’écriture démarre d’un bout avec une couleur et en suivant, j’établis, de l’une à l’autre, les relations colorées de l’ensemble ». C’est une peinture en aplat, une peinture mate ; chaque plage est construite ave un même canevas : un fond coloré puis une forme qui en émerge avec une couleur différente suivant des figures géométriques qui reprennent le principe de décrochement que l’on trouve dans les cadres. Mais, au lieu de n’utiliser que des verticales, l’artiste y apporte des obliques ; il en résulte l’évocation d’un volume et l’introduction d’un trouble entre plan et volume. La composition murale est très subtile. Elle peut autant s’appréhender dans son déploiement latéral (et dans un développement linéaire) qu’en tant qu’ensemble (il est également possible de considérer indépendamment chaque panneau peint
pour ses qualités propres comme on le ferait d’un tableau dans un accrochage classique). Il s’agit au sens propre d’une partition de l’espace du plan, régulièrement rythmée par une bande verticale blanche qui renvoie à la tranche intérieure des cadres et relie la composition murale à la construction architectonique des volumes, articulant ainsi étroitement l’espace mental de la peinture et l’espace plus physique de la construction.

Ce volume, construit par l’artiste, ce volume de peinture, ce volume de peintre – on peut le dire –, est particulièrement intéressant dans le contexte de l’H du Siège. D’une part, parce que ce centre d’art continue de s’intéresser, sans exclusive, à la peinture et aux nouvelles manières qu’elle a de dialoguer avec le monde, souvent en lui empruntant. D’autre part, car il s’agit, on le sait, d’une ancienne menuiserie, et que cette articulation entre menuiserie et peinture, souvent présente dans l’oeuvre de Bernard Cousinier, est une chose en réalité bien ancienne et même antérieure à l’idée de la peinture dite moderne qui a existé essentiellement sous la forme du tableau. Ne pas oublier que la peinture avant de s’autonomiser dans l’espace du tableau, a existé, dans un premier temps, sur une paroi ou sur un mur, puis prise dans des dispositifs mobiliers, souvent monumentaux, qui articulaient étroitement peinture et architecture. De ce point de vue, on peut voir le travail de Bernard Cousinier comme la volonté de renouer avec cette tradition, d’interroger cette séparation pour rappeler le lien quasiment originel qui existe entre la peinture et l’architecture. Ces dispositifs mobiliers renvoyaient aussi à des usages et donc à la place du corps du spectateur, convié à prendre part au dispositif. Il en va de même dans les propositions actuelles de Bernard Cousinier qui étend le domaine de la peinture à la compréhension profonde d’un contexte, et propose une communion étroite avec un lieu. L’espace ainsi transformé par l’acte pictural devient le lieu d’une autre forme de célébration ; celle de la présence réelle des corps dans l’espace, leur confrontation, et parfois, aussi, par le miracle de la couleur et des volumes associés avec soin, leurs épousailles, dans la complexité d’un langage pictural autant que dans l’évidence du fait chromatique.

Ce désir de mettre la peinture à l’échelle d’un lieu n’est certes pas nouvelle. Au début du siècle dernier, El Lissitzky, entre autres, s’y est essayé avec audace dans l’espace du Proun. Au-delà de la simple opposition tableau-fenêtre / peinture-objet, il est toujours finalement
question de cette tension – joyeusement dialectique – entre le tableau et la peinture. Plus proche de nous, le mouvement Support-Surface constitue une étape décisive. Tous furent convaincus – et à raison, car ils nous le montrent sans conteste dans leurs productions – que la
peinture dépasse, au propre comme au figuré, le tableau, et qu’elle résiste à sa déconstruction, voire même à sa disparition. Et plus fondamentalement, il nous faut nous pencher sur ce désir paradoxal que nous avons tous : ce besoin d’alterner entre un espace physique et un espace mental, de nous tenir devant à distance et de pénétrer dans les oeuvres au point d’en devenir acteurs, voire parfois seulement figurants, ou simples motifs… Il faut aussi, comme Bernard Cousinier le montre dans la petite salle attenante, considérer ce même besoin paradoxal chez les artistes : il montre là des oeuvres dites d’atelier (on aurait dit à une autre époque – et pourquoi pas – de chevalet), peintures au mur (parfois certes en volume) et volumes – sculptures ? – comme dans une sorte de cabinet de curiosité. Il faut voir là aussi, me semble-til, une sorte de gisement infini qui irrigue profondément le travail d’in situ et sans lequel ce travail n’aurait probablement pas la même profondeur – d’où ça vient – ni la même portée – ce que cela touche en nous. Bernard Cousinier comme les responsables – éclairés et généreux – de l’H du Siège ont décidé de partager cela avec nous ; nous ne pouvons que les en remercier très vivement.