On ne devrait pas prendre la parole

Frédéric Triail, 2018

On ne devrait pas prendre la parole. On devrait la laisser là, devant soi, ne pas s’en saisir avant d’avoir épuisé toutes les possibilités du silence. On ne devrait d’ailleurs pas s’en saisir mais la laisser venir à soi, être saisi par elle plutôt que l’inverse.

On ne devrait pas parler de musique lorsque l’on est un auditeur. Il y a des explications, des histoires, des théories. Il y a même des aventureux qui décrivent les vagues que forme en eux le souffle de la musique, mais une fois tout cela dit, rien n’est dit.

En art plastique, on se sent souvent obligé de faire un texte en tête de catalogue, de brochure ou même sur feuille volante. Souvent, on décrit, parfois on digresse. Plus qu’une étiquette, le texte est panneau indicateur. Le village serait là de toutes façons mais planter son nom à l’entrée rassure les habitants comme les visiteurs.

On ne devrait prendre la parole à propos d’une œuvre que pour de très bonnes raisons. Ce pourrait être que l’œuvre nous semble être la continuation par d’autres moyens de notre propre réflexion ou qu’elle nous a enseigné quelque chose. Ce peut être aussi un témoignage d’amitié, à supposer que l’amitié ait besoin de preuves et de démonstration.

Mais il peut y avoir de l’estime sans mots. Comme en musique, on peut se contenter d’être là, d’entendre et de voir. Ainsi, il y a dans mon jardin une œuvre de Bernard Cousinier sur laquelle je n’ai rien à dire, sinon que depuis qu’elle s’y est installée, le jardin n’est plus le même et que, par coïncidence sans doute, je me suis remis à le cultiver. J’ai convaincu Bernard que son travail réputé formel s’accommodait très bien de la nature. Au centre de ce volume anguleux, j’ai mis des sauges dont les fleurs rappellent la couleur de la structure. Les saisons passent, la vie aussi, et dans son équilibre faussement instable, l’œuvre est là. Je lui souhaite de partir, de trouver un endroit public, mais je sais bien qu’elle me manquerait. C’est une relation d’amitié, dans le souhait du meilleur, que j’entretiens avec l’œuvre comme avec l’artiste. Cette amitié est là tout le temps, qu’on la considère ou pas, ancrée.

Et je n’ai rien à dire sur le travail en lui-même, sinon dans ce qu’il me procure et que j’ai déjà assez dit. Je sais aussi comment vit et travaille mon ami artiste, en cherchant, en améliorant, en s’intéressant. Il pourrait y avoir beaucoup de mots, il y en a déjà eu, mais quelque chose ne se laisse saisir ainsi. Je vois avant tout chacune de ses œuvres une manifestation de la vie qu’il a choisie, fabriquée même comme ses œuvres, défendue et dans laquelle ce que l’on fait et ce que l’on est sont inséparables.

Je me réchauffe à ce feu-là et je lui en exprime ma reconnaissance.