Maîtrisant à merveille une pluralité d’expression, Bernard Cousinier a décliné son intervention dans la galerie Pixi à travers une série d’œuvres géométriques invitant à une véritable dynamique du regard : installation in situ, reliefs, constructions se répondent dans un jeu fluide d’interactions rythmiques et chromatiques.
Cette appropriation de l’espace, habilement orchestrée par l’artiste, est le fruit d’une remise en question programmatique de son travail pictural initiée au début des années 1990. Cherchant à libérer la couleur de son cadre, il prend alors ses distances avec le statisme de la peinture traditionnelle, afin, dit-il, de « changer de vision, de solliciter la latéralité du tableau pour faire jouer la couleur. C’est la spatialisation de la couleur ».
Pour y parvenir, Bernard Cousinier a élaboré des œuvres d’un genre nouveau, dont les dénominations diverses, « passe-plan », « passe-fenêtre » et « passe-volume », attirent notre attention sur la notion de passage. Dans l’ensemble de ces réalisations, la vision frontale est perturbée par des décrochés géométriques qui malmènent les surfaces rectangulaires, déplacent notre regard vers les bords du tableau et introduisent ainsi un glissement de la couleur hors cadre.
Les « passe-plan » ou reliefs sont de type très divers : certains, éminemment picturaux, sont recouverts de frottements vibratoires multicolores ou de puissantes taches noires qui se détachent sur fond blanc (PP 2023). D’autres déstabilisent le sujet percevant par l’incorporation de fragments de miroirs qui décentralisent la vision. Il y a aussi ceux qui se développent dans les trois dimensions de l’architecture, composant à la fois avec le vide et la couleur comme Structa (2024) ou Projection (2024). Réalisés dans un esprit qui renoue avec les constructions utopistes des avant-gardes abstraites (Vantongerloo, Gorin, Del Marle), ces derniers reliefs se détachent du mur par l’articulation savante de barres à angle droit et intègrent des matériaux industriels comme des plaques de métal ou de Plexiglass. Par leurs décrochements successifs, ils décrivent des structures géométriques complexes, tracent des volumes virtuels qui happent activement notre regard. Il y a une abstraction du mouvement qui devient rythme et nous invite à se déplacer, à choisir des angles de vue, à s’arrêter… Ce phénomène est encore plus manifeste avec les « passe-volume » où Bernard Cousinier s’adresse non plus simplement à notre perception visuelle mais à l’entièreté du corps. Dématérialisées à l’extrême, ces œuvres, héritières lointaines des dispositifs spatiaux des frères Stenberg, introduisent un continuum entre le dedans et le dehors, le perçu et le vécu. Dans l’espace de la galerie Pixi, le « passe-volume » détache sa silhouette géométrique blanche sur fond de surfaces monochromes apposées les unes aux autres dans des accords associant savamment tons vifs et tons rompus. Ces champs chromatiques autonomes s’étendent du mur au plafond, parfois bifurquent sur le côté ou se prolongent au sol. Ils créent des situations, des évènements plastiques qui changent la dialectique entre le spectateur et l’œuvre : « c’est toute une organisation de la pensée qui m’intéresse : la déstructuration du tableau, sa mise en danger, ce que ça sollicite chez les spectateurs » déclare Bernard Cousinier.
Cette prise de possession de l’espace, offrant un jeu permanent de va-et-vient entre plan et troisième dimension, implique activement le spectateur. Elle propose une approche plus globale et enveloppante de l’œuvre d’art. Les sensations ressenties, démultipliées, peuvent créer, nous dit l’artiste, « une étrange sensation de vertige », débouchant ainsi sur une redéfinition du « plaisir esthétique ».
LA GAZETTE DU BOUDOIR – Nº34 – 8 JUIN 2024