Dénoyauter le regard

Philippe Dorval, novembre 2012

TEXTE  EXPOSITION  GALERIE PIXI – 2012

 

Le travail de Bernard Cousinier est très simple : formes, couleurs, volumes. C’est sa force et sa richesse tant les combinaisons et variantes sont infinies. Son langage plastique assez minimaliste s’est construit sur l’histoire de l’art abstrait, dans une référence à l’espace plan de la peinture. Les abstraits modernes de l’école de Paris – et particulièrement de Serge Poliakoff – constituent son point d’appui, lui permettant de dépasser les bords du cadre, vers le mur, l’architecture. Pour cela, les surfaces géométriques aux décrochés irréguliers se combinent à loisir et constituent ce que l’artiste nomme des passeplans. Par leurs décalages subtils, ils produisent « des effets de piston » qui génèrent l’animation spatiale de ses travaux. Depuis plusieurs années, l’artiste développe aussi ses recherches de manière tridimensionnelle. Le plan se déploie en volumes simples dont l’agencement complexe repose sur une géométrie décalée. « Pièce structurée évidée 2012 », conçue spécifiquement pour la galerie Pixi, s’inscrit dans une série de projets en grand format, conçus selon les cas pour l’intérieur ou l’extérieur.

Ordinairement, la sculpture produit des objets qui condensent leur environnement spatial et focalisent le regard. Bernard Cousinier envisage ses installations selon une logique bien différente. Elles dévient la perception, la promènent et génèrent des dynamiques centrifuges. La présence très forte de cette sorte d’épure géométrique parvient à « dénoyauter le regard » comme dit l’artiste, en un « va-et-vient focal de l’intérieur à l’extérieur et inversement ». Les espaces s’interpénètrent et, comme le silence qui suit un morceau musical est encore de la musique, l’autour est encore l’œuvre. « Pièce structurée évidée 2012 » happe son environnement, en modifie la qualité même.

Pour le visiteur, une sorte d’improbable partie de jeu de taquin en volume est à engager. Cela demande une perception globale pour envisager les relations entre les éléments structuraux plus que les détails, par un « scanning inconscient[1]« . Les limites visuelles de cette œuvre à facettes sont beaucoup plus floues que la stricte géométrie ne le laisse supposer tant les volumes jouent avec le mur ainsi qu’avec le vide, rendu ici palpable. Cette dialectique tord l’espace, le partitionne et en joue, quasi musicalement. La cage spatiale dilate véritablement la galerie, y construit une théâtralisation dès l’entrée, transmuée en une sorte d’avant-scène.

Mais le regard seul ne suffit pas pour percevoir : le corps est nécessairement mis en jeu également. Comment se situer, se placer ? Dedans, dehors, autour, à travers, toutes les postures sont possibles. L’œuvre produit des circulations, les organise. Car le défi était réel d’oser le grand format dans un espace aussi contraint. Monumental – rapporté à l’échelle du lieu – il engage un rapport renouvelé avec la volumétrie de la pièce. Cette structure repose sur des ajustements rigoureux avec le contexte particulier, s’y insère au millimètre, fait corps avec lui. Pour l’artiste, articuler le développement de ses projets aux architectures qui les accueillent – galeries d’exposition ou sites patrimoniaux[2] – est toujours stimulant. Sa pratique crée des dialogues féconds avec ces écrins, favorables à la germination artistique.

La couleur rouge, enfin, non indicielle, permet aux formes et volumes de résonner ensemble. Obtenue par ponçage d’un revêtement de sol industriel ainsi déverni, elle devient couleur-masse au velouté mat aussi prégnant que fragile. C’est d’ailleurs récurrent chez Bernard Cousinier de penser la couleur non comme recouvrement de surface mais comme élément en soi. Ici, verticalement référée au décor, elle redouble, au sol, l’effet de seuil, donnant une qualité particulière à l’intérieur du volume. Au visiteur de se laisser tenter par une traversée de la couleur et de l’espace !

L’auteur est enseignant d’arts plastiques à l’Iut de Rennes, spécialiste de l’art contemporain, de ses pratiques et des enjeux de sa réception.

 

Bernard Cousinier : Pièce structurée évidée 2012
Bois latté et contreplaqué, enduits, acrylique et linoléum poncé et altéré.
Dimensions : 290 cm x 300 cm x 285 cm de haut.

[1] EHRENZWZEIG, A. L’ordre caché de l’art : essai sur la psychologie de l’imagination artistique. Paris : Gallimard, 1974 (trad.)

[2] Songeons par exemple à son intervention aux Tanneries d’Amilly, Loiret en 2009 ou à la Chapelle du Gohazé, à Saint-Thuriau, Morbihan, qui a accueilli deux projets marquants de l’artiste durant le festival L’art dans les chapelles, de 2004 à 2010. 

TEXTE  EXPOSITION  GALERIE PIXI – 2012